Hommage à Yves Krumenacker (1957-2024)

C’est avec une extrême tristesse que la communauté des historiens modernistes a appris le décès d’Yves Krumenacker ce jeudi 31 octobre, des suites d’une longue maladie.

Né à Strasbourg en 1957, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud, agrégé d’histoire, Yves Krumenacker a été un élève de Jean Delumeau, sous la direction duquel il a soutenu en 1993 une thèse sur les protestants de la province du Poitou au XVIII^e siècle. Celle-ci a été publiée en 1998 chez Honoré Champion, au moment où d’autres études régionales, comme celles de Patrick Cabanel sur le Gévaudan ou de Didier Boisson sur le Berry, soulignaient toute la complexité des relations entre protestants et catholiques dans la France de l’après-révocation de l’édit de Nantes, entre fièvres persécutrices et arrangements locaux. Yves Krumenacker s’est imposé comme un historien de terrain, minutieux collecteur d’archives, attentif à la variété des sources et à leur interprétation pour laisser la voix au plus grand nombre d’acteurs possibles. Après avoir enseigné plusieurs années dans le secondaire, il est nommé en 1990 maître de conférences à l’Université catholique de Lyon, après avoir passé un diplôme de théologie. Cette formation et la participation à un projet de recherche collectif sur le « bérullisme » l’amènent à publier en 1998 une somme sur l’École française de spiritualité, ouvrage qui propose une analyse critique, historienne, d’un courant de pensée chrétien décrit dans sa pluralité d’expression, sans jugement de valeur, pour comprendre les conditions d’émergence de nouveaux surgeons et pour sortir des généalogies téléologiques de l’histoire confessionnelle. À l’UCLy, Yves Krumenacker a engagé une importante dynamique de recherche collective, présidant à l’organisation de plusieurs colloques, dont celui sur les religieux et les religieuses à l’épreuve de la Révolution française.

Élu maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3 en 1998, il y achève son habilitation à diriger des recherches qui est soutenue en 2000. Le mémoire inédit, publié chez Honoré Champion en 2004, consacré à l’histoire méconnue des protestants de Lyon au XVIII^e siècle, est un modèle d’analyse sociale qui permet d’intégrer le facteur religieux à sa juste valeur, mettant à mal tant les schémas de l’historiographie protestante « héroïque » que ceux d’une histoire économique et sociale sérielle qui reléguait la croyance à un négligeable phénomène de surface. Élu professeur des universités en 2004, Yves Krumenacker marque de son empreinte le champ de l’histoire du protestantisme de l’époque moderne. Il a œuvré au cours des années 2000-2010 à l’écriture d’une histoire religieuse transnationale, à l’échelle européenne et atlantique. Élément moteur de plusieurs projets collectifs, dont certains appuyés par son intégration à l’IUF en 2009-2013, il a participé au renouvellement de plusieurs aspects de l’histoire du protestantisme à l’époque moderne (coexistence confessionnelle, histoire des institutions réformées, rapport à la justice, à la théologie, à l’éducation). Il a aussi accordé un grand intérêt à l’histoire sociale des idées, mettant en valeur des milieux, des réseaux et des faisceaux d’influence. Il était très attentif à l’apport des sciences sociales à l’histoire, tout en accordant le primat à la contextualisation la plus fine. Ces recherches l’ont conduit à interroger l’habitus réformé aux XVII^e et XVIII^e siècles, à l’origine d’un important colloque codirigé avec Olivier Christin, dont les actes ont été récemment publiés, sur l’anthropologie du protestantisme.

Fermement enraciné dans la sphère lyonnaise, que ce soit par son enseignement, ses charges universitaires – membres élus des conseils, directeur du département d’histoire – et son engagement dans le LARHRA dont il assuma la direction de l’axe Religions et Croyances, il participa à l’identité scientifique de Lyon en termes d’histoire religieuse. Mais son rayonnement fut bien plus large et il sut nouer des liens féconds au-delà du seul cadre régional et national. Son regard sur le protestantisme était aussi celui d’un historien très attentif aux évolutions du christianisme en général et de son historiographie : correspondant français de la CIHEC (Commission internationale d’histoire et d’étude du christianisme), il participait régulièrement à des congrès mondiaux permettant d’appréhender l’histoire des chrétiens dans sa globalité. Après avoir organisé une de ces rencontres à Lyon, il a ainsi publié avec notre collègue américain Raymond Mentzer un volume stimulant nous invitant à Penser l’histoire religieuse au XXI^e siècle.

Ce parcours de chercheur ne pourrait se clore sans l’évocation d’une ombre féminine qu’il ne cessa de suivre, celle de Marie Huber (1695-1753), théologienne d’origine genevoise, installée à Lyon et autrice prolixe de la première moitié du XVIII^e siècle. Elle sut creuser un sillon théologique original, point de passage entre la pensée des réformateurs historiques et celle des libéraux du XIX^e siècle, novatrice, iconoclaste mais respectée pour son sérieux et son érudition. Elle fut discrète – condition féminine et contexte antiprotestant oblige – mais ses écrits furent connus et reconnus. Yves Krumenacker n’a malheureusement pas eu le temps d’achever l’ouvrage qu’il lui consacrait, fruit d’un long compagnonnage et d’une proximité intellectuelle. À l’heure de rendre hommage à l’historien qu’il fut, l’évocation de cette théologienne si présente dans son parcours invite à l’analogie entre personnalités discrètes, tenaces dans la conduite de leur projet et généreuses dans l’écriture.

Yves Krumenacker a aussi été un grand passeur d’histoire, à travers ses cours à l’université, ses nombreuses conférences devant les audiences les plus variées, sans oublier la publication d’ouvrages grand public, comme ses biographies de Luther et de Calvin ou sa précieuse petite synthèse sur la guerre de Trente Ans. Il savait insuffler le goût de l’archive à ses étudiants, que ce soit à l’UCLy, avec notamment la publication collective d’une biographie édifiante d’un curé janséniste convulsionnaire du Beaujolais, ou à l’Université Lyon 3, où il a encadré un grand nombre de mémoires de master et de thèses. Il a toujours eu le souci d’accompagner l’intégration de ses doctorants dans les réseaux de recherche et, une fois devenus ses collègues, de les insérer dans des projets collectifs. Cet accompagnement académique et scientifique fut toujours facilité par sa bonhomie et son sens de la convivialité qui perçait bien vite sous les dehors austères du premier abord. Jamais mandarin, toujours disponible, il savait allier bienveillance et rigueur pour faire émerger les lignes de force d’un projet de recherche.

Son départ à la retraite en 2022 avait donné lieu à la publication d’un précieux recueil de ses articles et d’un volume d’hommage de la part de ses élèves et de ses compagnons de recherche, devenus au fil des ans des amis. Toujours très présent dans la vie de son laboratoire, le LARHRA, il avait achevé l’édition des actes des synodes réformés de la province de Bourgogne et travaillait à celle des actes de la province du Dauphiné quand la maladie l’a saisi, ne lui laissant quasiment aucun répit. Sa disparition laisse un grand vide dans la communauté universitaire. Toutes nos pensées vont vers son épouse, Marie-Lise, leurs quatre enfants et leurs petits-enfants.

Paul Chopelin (Université Jean Moulin Lyon 3)

Julien Léonard (Université de Lorraine)

Pierre-Jean Souriac (Université Jean Moulin Lyon 3)